Quand il arriva
chez lui, Harold tremblait si fort qu’il eut du mal à glisser sa clé dans la serrure. La porte s’ouvrit finalement et il fonça à l’intérieur comme s’il se croyait poursuivi par un maniaque. Il claqua la porte derrière lui, ferma à double tour, tira le verrou. Puis il s’appuya contre la porte, la tête penchée, les yeux fermés, au bord de la crise de larmes. Quand il se fut ressaisi, il s’avança à tâtons vers le salon et alluma ses trois lampes à gaz. Il faisait clair maintenant dans la pièce. Et c’était mieux ainsi.
Il s’assit dans son fauteuil favori et ferma les yeux. Quand les battements de son cœur eurent un peu ralenti, il s’avança vers la cheminée, retira la pierre et prit son REGISTRE. Sa présence le rassura. Un registre, c’est un livre où vous tenez vos comptes, tant de prêté, tant de rendu, intérêt et principal. Le livre où vous finissez par régler tous vos comptes.
Il s’assit, chercha l’endroit où il s’était arrêté, hésita, puis se mit à écrire : 14 août 1990. Il écrivit pendant près d’une heure et demie. Son stylo bille courait d’une ligne à l’autre, page après page. Et son visage, tandis qu’il écrivait, était tantôt férocement ironique, tantôt vertueusement indigné, terrifié et joyeux, blessé et grimaçant. Quand il eut terminé, il lut ce qu’il avait écrit (Voici mes lettres au monde/qui ne m’a jamais écrit…) tout en se massant distraitement la main droite.
Il remit le journal à sa place et reposa la pierre. Il était calme ; il avait vidé ce qu’il avait en lui ; sa terreur et sa fureur habitaient désormais les pages du journal, sa détermination était plus forte que jamais. Et c’était bien ainsi. Parfois, écrire le rendait encore plus nerveux. Il savait alors qu’il n’écrivait pas la vérité, ou qu’il n’écrivait pas avec l’effort nécessaire pour affûter le bord émoussé de la vérité afin de lui donner une arête tranchante – d’en faire une lame capable de faire jaillir le sang. Mais, ce soir, il pouvait ranger son livre, l’esprit serein. La rage, la peur, la frustration avaient trouvé leur exacte transcription dans le livre, le livre qui resterait caché sous sa pierre pendant qu’il dormirait.
Harold releva l’un des stores et regarda dans la rue silencieuse. En voyant les monts Flatirons, il pensa calmement qu’il avait bien failli continuer quand même, sortir le 38 et essayer de les abattre tous les quatre. Il en aurait fini une bonne fois avec leur comité spécial qui puait l’hypocrisie. Sans eux, ils n’auraient même pas eu le quorum.
Mais, au dernier moment, un dernier fil avait tenu au lieu de casser. Il avait réussi à lâcher son arme, à serrer la main de ce plouc, de ce salaud de traître. Comment ? Il ne le saurait jamais. Mais grâce à Dieu, il l’avait fait. La marque du génie est qu’il sait attendre son heure – et il attendait.
Il avait sommeil ; la journée avait été longue, mouvementée.
Tandis qu’il déboutonnait sa chemise, Harold éteignit deux des lampes et prit la troisième pour l’emporter dans sa chambre. Il traversait la cuisine quand il s’arrêta net. La porte du sous-sol était ouverte.
Il s’approcha en tenant bien haut sa lampe descendit les trois premières marches. La peur montait en lui, chassait la sérénité de tout à l’heure.
– Qui est là ?
Pas de réponse. Il pouvait voir le baby-foot. Les posters. Et, au fond de la pièce, les maillets de croquet debout dans leur râtelier.
Il descendit encore trois marches.
– Il y a quelqu’un ?
Non. Il était sûr qu’il n’y avait personne. Mais la peur refusait de s’en aller.
Il descendit jusqu’en bas, sa lampe brandie bien haut au-dessus de sa tête. Sur le mur du fond, une ombre monstrueuse, énorme et noire comme un grand singe, imita son geste.
Y avait-il quelque chose par terre là-bas ? Oui.
Il passa derrière le circuit de voitures électriques, s’approcha du vasistas par où Fran était entrée. Sur le sol, il y avait un petit tas de poussière brune. Harold posa sa lampe à côté. Au centre, aussi nettes qu’une empreinte digitale, les marques laissées par une chaussure de tennis… pas en quadrillé pas en zigzag, mais des groupes de cercles et de lignes. Il contempla l’empreinte, la grava dans sa mémoire puis l’effaça d’un coup de pied. Son visage était blanc comme de la cire à la lumière de la lampe Coleman.
– Tu me le paieras ! siffla Harold. Je ne sais pas qui tu es, mais tu me le paieras ! Tu peux en être sûr !
Il remonta l’escalier et fouilla toutes les pièces de la maison, à la recherche d’un autre signe de profanation.
Il n’en trouva aucun. Quand il revint au salon, il n’avait plus du tout envie de dormir. Il était sur le point de conclure que quelqu’un – un enfant peut-être – s’était introduit chez lui par pure curiosité quand l’idée de son REGISTRE
explosa dans son esprit comme une fusée en plein cœur de la nuit. Le motif de l’effraction était si clair, si terrible, qu’il avait failli ne pas y penser.
Il courut vers la cheminée, souleva la pierre, sortit le REGISTRE. Pour la première fois, il se rendait compte à quel point son journal était dangereux. Si quelqu’un l’avait trouvé, tout était PERDU. Il était payé pour le savoir. Tout n’avait-il pas commencé à cause du journal de Fran ?
Le REGISTRE. L’empreinte d’un pied. Allait-il en conclure qu’on avait découvert son secret ? Naturellement pas. Mais comment en être sûr ? Aucun moyen d’être sûr. C’était la pure vérité, dans toute son horreur.
Il remit la pierre en place, emportant le REGISTRE dans sa chambre avec lui. Il le glissa sous son oreiller avec le revolver Smith & Wesson, pensant qu’il devrait le brûler, sachant qu’il ne s’y résoudrait jamais. Les meilleures pages qu’il avait écrites de toute sa vie se trouvaient dans le REGISTRE, seule fois où il avait jamais écrit ce qu’il pensait vraiment.
Il s’allongea, résigné à passer une nuit blanche, cherchant une nouvelle cachette. Sous une lame de parquet ?
Au fond d’un placard ? Peut-être ce vieux truc : le laisser bien en évidence sur une étagère, un volume parmi d’autres, coincé entre La Femme totale d’un côté et un volume du Reader’s Digest de l’autre ? Non – c’était quand même trop risqué. Il ne pourrait plus sortir de chez lui sans être rongé par l’inquiétude. Un coffre à la banque ? Non – il le voulait à côté de lui, à portée de la main, il voulait pouvoir l’ouvrir et le lire.
Il finit cependant par s’assoupir et son esprit, libéré par le sommeil tout proche, partit lentement à la dérive, comme une balle de flipper au ralenti. Il faut le cacher, c’est certain… si Frannie avait mieux caché le sien… si je n’avais pas lu ce qu’elle pensait réellement de moi… son hypocrisie… si elle avait…
Harold se redressa tout d’un coup dans son lit en poussant un petit cri, les yeux écarquillés.
Il resta assis un long moment, puis se mit à frissonner. Savait-elle ? Étaient-ce les traces de pas de Fran ?
Journal… registre…
Finalement il se recoucha, mais le sommeil tarda longtemps à venir. Il se demandait si Fran Goldsmith portait des tennis. Et si c’était le cas, à quoi ressemblait le motif de leurs semelles ?
Motif des semelles, motif des âmes. Lorsqu’il s’endormit, il fit de mauvais rêves et cria plusieurs fois dans le noir, comme pour écarter des choses qui désormais ne pouvaient plus l’être.
Stu rentra à
neuf heures et quart. Fran était pelotonnée sur le double lit. Elle était vêtue d’une de ses chemises – elle lui arrivait presque jusqu’aux genoux – et lisait un livre, Cinquante plantes utiles. Elle se leva quand elle l’entendit.
– Où étais-tu passé ? J’étais inquiète !
Stu lui expliqua que Harold avait eu l’idée d’essayer de retrouver mère Abigaël, au moins pour savoir où elle était. Il ne parla pas des vaches sacrées.
– On t’aurait emmenée, dit-il en déboutonnant sa chemise, mais je ne savais pas où tu étais partie.
– J’étais à la bibliothèque, répondit-elle en le regardant retirer sa chemise qu’il jeta dans le sac à linge sale, derrière la porte.
Stu était très poilu, aussi bien sur la poitrine que dans le dos, et elle se souvint qu’avant de le connaître elle avait toujours trouvé les hommes velus un peu dégoûtants. Et elle se dit aussi que son soulagement à le voir revenu la rendait vraiment un peu bête.
Harold avait lu son journal, elle le savait maintenant. Elle avait eu terriblement peur que Harold ne s’arrange pour se retrouver seul avec Stu et… eh bien, pour lui faire quelque chose. Mais pourquoi aujourd’hui, quand elle venait de le découvrir ? Si Harold avait laissé si longtemps le chat dormir, n’était-il pas logique de supposer qu’il ne voulait tout simplement pas réveiller le chat ? Et n’était-il pas tout aussi logique de supposer qu’en lisant son journal Harold avait finalement compris qu’il était inutile de courir après elle ? Encore sous le coup de la nouvelle de la disparition de mère Abigaël, elle s’était trouvée dans l’état d’esprit voulu pour voir de mauvais présages dans les entrailles d’un malheureux poulet, mais tout compte fait, c’était simplement son journal que Harold avait lu, pas une confession des crimes du monde. Et si elle racontait à Stu ce qu’elle avait découvert, elle aurait l’air d’une idiote et ne réussirait sans doute qu’à le mettre en colère contre Harold… et probablement contre elle, vraiment trop bête.
– Alors, vous n’avez rien trouvé ?
– Non.
– Et Harold ?
– Il avait l’air crevé, répondit Stu en enlevant son pantalon. Je regrette que son idée n’ait rien donné. Je l’ai invité à dîner quand il voulait. J’espère que tu es d’accord. Tu sais, j’ai vraiment l’impression que je pourrais finir par aimer ce connard. Je ne l’aurais jamais cru, ce jour-là, quand je vous ai rencontrés tous les deux dans le New Hampshire. J’ai eu tort de l’inviter ?
– Non, répliqua-t-elle après un instant de réflexion. Non, j’aimerais être en bons termes avec Harold.
Je suis assise chez moi, je me dis que Harold veut lui faire sauter le caisson, et Stu l’invite à dîner. Quand on dit que les femmes enceintes ont de drôles d’idées !
– Si mère Abigaël n’est pas rentrée demain, je crois que je vais demander à Harold s’il veut repartir avec moi pour essayer de la trouver.
– J’aimerais bien vous
accompagner. Et il y en a d’autres qui ne sont pas totalement convaincus que les corbeaux vont la nourrir. Dick Vollman, par exemple. Et aussi Larry Underwood.
– C’est d’accord, dit Stu en se couchant à côté d’elle. Dis donc, tu as quelque chose sous cette chemise ?
– Un grand garçon comme toi devrait pouvoir trouver ça tout seul.
Sous sa chemise, elle était nue.
Le lendemain, les
recherches reprirent dès huit heures, modestement d’abord, avec un groupe de six personnes – Stu, Fran, Harold, Dick Vollman, Larry Underwood et Lucy Swann.
À midi, ils étaient vingt et, à la tombée de la nuit (accompagnée comme d’habitude par de brèves averses et des orages dans les montagnes), plus de cinquante personnes passaient la forêt au peigne fin, pataugeaient dans les rivières, parcouraient dans tous les sens les canyons, s’appelaient par radio dans une confusion indescriptible.
La résignation et l’appréhension avaient peu à peu remplacé l’insouciance de la veille. Malgré la puissance des rêves qui conféraient à mère Abigaël un statut presque divin dans la Zone, la plupart avaient traversé suffisamment d’épreuves pour être réalistes quand il s’agissait de survie : la vieille femme avait plus de cent ans et elle avait passé la nuit seule, en pleine nature. Une deuxième nuit allait bientôt commencer.
Le Louisianais qui était arrivé la veille à midi avec un groupe de douze personnes trouva les mots qu’il fallait pour résumer la situation. Lorsqu’il apprit que mère Abigaël était partie, cet homme, Norman Kellog, jeta sa casquette de base-ball par terre.
– C’est bien ma veine… j’espère que vous avez envoyé des gars lui courir au derrière ?
Charlie Impening, qui était devenu le prophète de malheur de la Zone (c’est lui qui avait parlé des premières neiges en septembre), commençait à dire un peu partout que, si mère Abigaël avait foutu le camp, c’était peut-être un signe pour qu’eux foutent le camp aussi. Après tout, Boulder était bien trop près. Trop près de quoi ? Beaucoup trop près de ce que tu sais. Charlie se sentirait bien plus en sécurité à New York ou à Boston. Mais il n’y avait pas eu preneurs. Les gens étaient fatigués.
S’il faisait froid et s’il n’y avait toujours pas d’électricité, ils s’en iraient peut-être, mais pas avant. Ils pansaient leurs blessures. On demanda poliment à Impening s’il persistait dans son idée. Impening répondit qu’il allait sans doute attendre que d’autres voient la lumière comme lui l’avait vue.
Et on entendit Glen Bateman opiner que Charlie Impening aurait fait un bien mauvais Moïse.
Appréhension et résignation – si la réaction de la communauté se résumait à ces deux mots, pensait Glen Bateman, c’est parce qu’elle n’avait pas encore perdu toute rationalité, malgré les rêves, malgré cette profonde peur de ce qui se passait à l’ouest des Rocheuses.
La superstition, comme le véritable amour, a besoin de temps pour grandir et pour se connaître. Quand on construit une grange, dit-il à Nick, à Stu et à Fran lorsque la nuit eut mis un terme à leurs recherches, on cloue un fer à cheval sur la porte, comme porte-bonheur. Mais, si l’un des clous tombe et que le fer à cheval bascule, on n’abandonne pas la grange pour autant.
– Le jour viendra peut-être où nous et nos enfants abandonnerons la grange si le fer à cheval annonce un malheur, mais pas avant des années. En ce moment, nous nous sentons tous un peu étranges, un peu perdus. Mais ça passera je crois. Si mère Abigaël est morte – et Dieu sait si j’espère qu’elle ne l’est pas – sa mort n’aurait probablement pas pu tomber à un meilleur moment pour la santé mentale de cette communauté.
– Mais si elle était là pour faire obstacle à notre Adversaire, écrivit Nick, si quelqu’un l’avait mise là pour maintenir l’équilibre…
– Oui, je sais, fit Glen d’un air pensif. L’époque où le fer à cheval n’avait pas d’importance tire peut-être à sa fin… ou même est déjà révolue. Crois-moi, je sais.
– Vous ne pensez pas
vraiment que nos petits-enfants vont devenir des espèces de sauvages superstitieux, demanda Frannie ? Qu’ils vont se mettre à brûler les sorcières, à cracher par terre pour conjurer le mauvais sort ?
– Je ne lis pas dans l’avenir, répondit Glen et, à la lumière de la lampe, son visage paraissait vieux et usé – peut-être le visage d’un magicien déchu. Je ne parvenais même pas à me faire une idée convenable de l’effet que mère Abigaël avait sur la communauté jusqu’à ce que Stu m’en parle un soir, sur le mont Flagstaff. Mais je sais ceci : nous sommes tous ici à cause de deux événements. La super-grippe, nous pouvons l’imputer à la stupidité de la race humaine. Peu importe si c’est nous qui avons fait ce splendide coup, ou les Russes, ou les Lettons. Peu importe qui a renversé l’éprouvette.
Subsiste cette vérité d’application générale : À la fin de tout rationalisme, la fosse commune. Les lois de la physique, les lois de la biologie, les axiomes des mathématiques, tout cela fait partie de la même illusion mortelle, car nous sommes ce que nous sommes. S’il n’y avait pas eu le Grand Voyage, il y aurait eu autre chose. Autrefois, il était à la mode de blâmer la technologie, mais la technologie n’est que le tronc de l’arbre, pas ses racines. Les racines, c’est le rationalisme, et je définirais ce mot comme ceci : le rationalisme est l’idée que nous pouvons tout comprendre de l’existence. Une illusion mortelle, un trip mortel. Il en a toujours été ainsi. Alors, vous pouvez bien rendre le rationalisme responsable de la super-grippe si vous voulez. Mais l’autre raison pour laquelle nous sommes ici ce sont ces rêves, et les rêves sont irrationnels. Nous avons décidé de ne pas parler de ce fait tout simple quand nous sommes réunis en comité. Mais nous ne sommes pas en séance en ce moment. Alors, je vais vous dire ce que nous savons tous : nous sommes ici parce que des puissances que nous ne comprenons pas nous l’ont ordonné. Pour moi, cela veut dire que nous commençons peut-être à accepter – encore au niveau subconscient, avec d’innombrables retours en arrière dus à l’inertie culturelle –, à accepter une définition différente de l’existence.
L’idée que nous ne pourrons jamais comprendre quoi que ce soit à l’existence.
Et si le rationalisme est un trip de mort, alors l’irrationalisme pourrait fort bien être un trip de vie… en tout cas jusqu’à preuve du contraire.
– Moi, j’ai mes petites superstitions, dit Stu d’une voix très lente. On s’est moqué de moi, mais tant pis. Je sais bien que ça ne fait aucune différence si un type allume deux cigarettes ou trois avec la même allumette, mais quand j’en allume deux, je ne sens rien du tout et, si j’en allume trois, je suis nerveux. Je ne passe pas sous les échelles et je n’aime pas voir un chat noir traverser devant moi. Mais vivre sans la science… adorer le soleil peut-être… penser que des monstres font rouler de grosses boules dans le ciel quand il y a du tonnerre… je ne peux pas dire que tout ça m’excite beaucoup, le prof. Pour moi, ça ressemble un peu trop à de l’esclavage.
– Et si toutes ces choses étaient vraies ? demanda doucement Glen.
– Quoi ?
– Supposez que l’âge du rationalisme soit révolu. J’en suis d’ailleurs pratiquement convaincu. La chose s’est déjà produite, vous savez ; le rationalisme a failli nous quitter au cours des années soixante, ce qu’on appelait l’ère du Verseau, et il a pris des vacances qui ont bien failli être permanentes au Moyen Âge. Et supposez… supposez que, lorsque le rationalisme s’en va, ce soit comme si une lumière éblouissante s’éteignait et que nous ne puissions voir…
Il ne termina pas sa phrase. Ses yeux étaient perdus dans le vague.
– Voir quoi ? demanda
Fran.
Le professeur leva les yeux vers elle ; ils étaient gris, étranges, brûlants d’une sorte de lumière intérieure.
– Magie noire, répondit-il doucement. Un univers de merveilles où l’eau remonte les collines, où les lutins vivent au fond des bois, où les dragons se tapissent sous les montagnes.
Merveilles des merveilles, Lazare, lève-toi. L’eau transformée en vin. Et… et peut-être… l’exorcisme des démons.
Il s’arrêta, puis sourit.
– Le voyage de vie.
– Et l’homme noir ? demanda Fran à voix basse.
– Mère Abigaël l’appelle la créature de Satan, répondit Glen en haussant les épaules. Peut-être n’est-il que le dernier magicien de la pensée rationnelle, celui qui rassemble les outils de la technologie contre nous. Peut-être est-il bien davantage, bien plus sombre. Je sais seulement qu’il est, et je ne crois plus que la sociologie, que la psychologie ou qu’une autre discipline vienne jamais à bout de lui. Je crois seulement que la magie blanche y parviendra… Et notre bonne magicienne est là-bas quelque part, en train d’errer dans la solitude.
La voix de Glen s’était presque brisée. Il regardait par terre. Dehors, la nuit était opaque. Le vent chassait la pluie qui crépitait contre la vitre du salon de Stu et de Fran. Glen alluma sa pipe. Stu avait sorti une poignée de pièces de monnaie de sa poche et jouait à pile ou face. Nick faisait des gribouillis compliqués sur son bloc-notes. Et, dans sa tête, il revoyait les rues vides de Shoyo, il entendait – oui, il entendait – une voix murmurer : Il vient te chercher, sale muet, il se rapproche.
Puis Glen et Stu firent du feu dans la cheminée et tous regardèrent les flammes sans dire grand-chose.